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Marsha les accueillit avec un soupir de soulagement.

— Juste à temps, dit-elle à Hamilton, se dressant sur la pointe des pieds pour l’embrasser.

Dans son tablier passé sur une robe imprimée, elle était une ravissante petite personne, mince à souhait et doucement parfumée.

— Allez vous rafraîchir et asseyez-vous.

— Puis-je vous aider ? fit Silky poliment.

— Mais non. Jack, débarrasse-la de son manteau.

— Parfait, dit Silky, je vais juste le poser dans la chambre à coucher.

Elle s’en alla, les laissant seuls pour un court instant.

— La pire chose, dit Hamilton, suivant sa femme dans la cuisine.

— C’est d’elle que tu parles ?

— Oui.

— Quand l’as-tu rencontrée ?

— La semaine dernière. Une amie de Mc Feyffe.

— Elle est gentille. (Marsha tira une casserole fumante des profondeurs du four). Si douce et si fraîche.

— C’est une pute.

— Oh ! (Marsha cilla.) Vraiment. Elle ne ressemble pas à… une comme tu dis.

— Bien sûr qu’elle n’y ressemble pas. Cela n’existe pas ici.

Le visage de Marsha se rasséréna.

— Alors elle n’en est pas une. Ce n’est pas possible.

Exaspéré, Hamilton l’empêcha de passer alors qu’elle se dirigeait vers le living-room, la casserole à la main.

— Elle en est une, pourtant. Dans le monde réel, c’est une entraîneuse, une professionnelle qui traîne dans les bars et se fait offrir à boire, et autre chose.

— Oh vraiment, dit Marsha, peu convaincue. Je ne te crois pas. Nous avons longuement parlé au téléphone. C’est une hôtesse ou quelque chose comme ça. C’est une charmante enfant.

— Chérie, lorsque son… appareil était entier…

Il se tut, car Silky venait de réapparaître, semblant si gaie et si saine, dans son costume d’écolière.

— Tu m’étonnes, Jack, dit Marsha à son mari comme elle retournait dans la cuisine. Tu devrais être honteux.

II abandonna :

— Au diable, souffla-t-il.

Il saisit le numéro du soir de la Tribune d’Oakland, s’assit sur le divan, le plus loin possible de Silky, et commença à passer les titres en revue

 

FEINBERG ANNONCE UNE NOUVELLE DECOUVERTE

LA GUERISON TOTALE ET PERMANENTE DE L’ASTHME

 

L’article, à la une, était orné d’une photo d’un médecin souriant, gras à souhait, chauve, en blouse blanche, et semblant sortir en droite ligne d’une publicité de dentifrice. L’article parlait de sa découverte immortelle. Colonne un, page une.

Colonne deux, page une, trônait un long article sur de récentes découvertes archéologiques faites au Moyen-Orient. Des pots, des plats et des vases avaient été déterrés : une cité de l’âge du fer avait été découverte. L’humanité entière attendait des nouvelles, le souffle coupé.

Une sorte de curiosité morbide l’envahit. Qu’était devenue la guerre froide avec la Russie ? Qu’était devenue la Russie elle-même ? Il jeta un rapide coup d’œil sur les autres pages. Ce qu’il y découvrit fît se dresser ses cheveux sur sa tête.

La Russie, en tant que catégorie, avait été supprimée. Elle était par trop déplaisante. Des millions d’hommes et de femmes, des millions de kilomètres carrés, purement et simplement disparus. Qu’y avait-il à la place ? Une plaine nue ? Un espace vide ? Un immense gouffre ?

En un sens, il n’y avait pas de rubrique d’actualités dans le journal. Le reste était exclusivement consacré aux femmes. Mode, mondanités, mariages et fiançailles, activités culturelles, jeux. La page des bandes dessinées ? Certaines bandes étaient là et d’autres avaient disparu. Les dessins humoristiques étaient encore là, mais les bandes policières ou encore celles qui mettaient en scène de jolies filles et des durs s’étaient évanouies. Cela n’avait pas d’importance, bien entendu. Mais l’étendue nouvelle qu’occupaient des surfaces de papier journal vides de tout signe, avait quelque chose d’inquiétant.

C’était sans doute à cela que ressemblait l’Asie du Nord maintenant. Une colossale étendue de papier blanc, là où avaient vécu des millions d’êtres, pour le meilleur ou pour le pire. Et tout cela parce que la Russie ennuyait une femme entre deux âges nommée Edith Pritchett, parce que cela la gênait, un peu comme un moustique vrombissant.

En y repensant, il se dit qu’il n’avait vu dans ce monde ni mouches ni moustiques. Ni araignées. Ni aucune vermine de ce genre. Tant qu’il durerait ce serait un monde plutôt facile à vivre… pourvu qu’il restât quelque chose.

— Cela ne vous ennuie pas, demanda-t-il à Silky, qu’il n’y ait plus de Russie ?

— Plus de quoi ? interrogea Silky, levant les yeux de son magazine.

— Oubliez ça. (Il rejeta son quotidien, quitta le living-room et entra dans la cuisine.) Je ne peux pas supporter ça, dit-il à sa femme.

— De quoi s’agit-il ?

— Ils s’en fichent.

Marsha fit remarquer avec douceur :

— Il n’y a jamais eu de Russie. Comment pourraient-ils s’en soucier ?

— Mais ils devraient. Si Mrs Pritchett abolissait l’écriture, ils ne s’en feraient pas plus. Cela ne leur manquerait même pas. Ils ne s’en rendraient pas compte.

— S’ils ne s’en rendent pas compte, dit pensivement Marsha, pourquoi veux-tu qu’ils s’en inquiètent ? Il n’y avait pas pensé. Il y réfléchit pendant que les deux femmes mettaient le couvert.

— C’est le pire, glissa-t-il à Marsha. Le pire de tout. Edith Pritchett joue avec son univers, elle remodèle constamment leurs vies et ils ne s’en rendent même pas compte. C’est terrible.

— Pourquoi ? murmura Marsha. Peut-être n’est-ce pas si terrible. (Baissant la voix, elle se tourna vers Silky.) Est-ce si terrible pour elle ? A-t-elle tellement perdu ?

— Là n’est pas la question. La question est de… (Il la suivit.) Ce n’est pas vraiment Silky, c’est quelqu’un d’autre, une poupée de cire que Mrs Pritchett a installée dans ce monde à la place de Silky.

— Elle me semble pourtant être Silky.

— Tu ne l’as jamais rencontrée avant.

— Dieu merci, fit Marsha avec ferveur.

Un soupçon s’installa dans le cerveau de Hamilton, terrible et sournois.

— Tu te trouves bien ici, dit-il doucement. Tu préfères ce monde.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, fit Marsha, évasivement.

— Mais si ! Tu apprécies ces… améliorations !

Devant la porte de la cuisine, Marsha s’arrêta, les mains pleines de fourchettes et de cuillers.

— J’y ai pensé toute la journée. À bien des points de vue, tout est beaucoup plus propre et plus net. Les choses sont… eh bien, plus claires. Mieux ordonnées.

— Il ne reste plus grand-chose.

— Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Un jour ou l’autre, nous deviendrons peut-être, nous-mêmes des objets à supprimer. Y as-tu pensé ? (Il poursuivit en s’agitant :) Rien n’est sûr. Regarde-nous : nous avons déjà été modifiés. Nous sommes asexués. Est-ce que tu apprécies cela aussi ?

La réponse ne vint pas immédiatement.

— Oui, fit Hamilton, consterné. Tu préfères cela.

— Nous en reparlerons plus tard, dit Marsha, disparaissant avec l’argenterie.

L’attrapant par le bras, Hamilton la fit violemment pirouetter sur elle-même.

— Réponds-moi. Tu préfères ce monde-ci, n’est-ce pas ? Tu aimes l’idée d’une grande, grasse, vieille dame chichiteuse en train de nettoyer toutes les saletés du monde, et le sexe entre autres.

— Eh bien, dit Marsha d’une voix pensive. Je pense que le monde a besoin d’un bon nettoyage. Si les hommes avaient été capables de… ou s’ils avaient voulu

— Puisque c’est comme ça, je vais faire quelque chose, cria Hamilton. Puisque Edith Pritchett abolit des catégories, je vais en recréer quelques-unes. Et la première que je vais rétablir, c’est le sexe. Ce soir, je vais réintroduire le sexe dans ce monde.

— Ah oui, tu voudrais, n’est-ce pas ? C’est une chose à laquelle tu tiens particulièrement, à laquelle tu n’as cessé de penser !

— Cette fille-là, – Hamilton fit un signe de tête en direction du living-room ; Silky disposait tranquillement des napperons sur la table je vais l’emmener en bas et coucher avec elle.

— Mon chéri, dit Marsha, tu ne pourras pas.

— Et pourquoi pas ?

— Elle, – Marsha fit un geste – elle n’est pas bâtie pour…

— Et cela ne t’inquiète pas plus que ça.

— Mais c’est absurde. Comme de parler d’une autruche pourpre. Cela n’existe pas.

Hamilton traversa le living-room à grands pas et prit la main de Silky.

— Venez, dit-il. Nous allons descendre dans l’auditorium écouter les quatuors de Beethoven.

Etonnée, Silky le suivit avant d’avoir compris.

— Et le dîner ? demanda-t-elle.

— Qu’il aille au diable, répondit-il, ouvrant la porte qui donnait sur l’escalier. Dépêchons-nous avant qu’elle ne supprime la musique.

La pièce était froide et humide. Hamilton mit en marche le radiateur électrique et ferma les volets Pendant que la pièce se réchauffait, il ouvrit les portes de l’armoire aux disques et commença à en tirer des brassées de microsillons.

— Que voulez-vous entendre ? demanda-t-il agressivement. Effrayée, Silky lança un coup d’œil vers la porte.

— J’ai faim. Et Marsha a préparé un si joli dîner.

— Il n’y a que les animaux qui mangent, marmonna Hamilton. C’est déplaisant. Pas du tout agréable. Je supprime cela.

— Je ne comprends pas, protesta Silky. Mettant en marche son amplificateur, Hamilton ajusta les réglages compliqués.

— Que pensez-vous de ma chaîne ? demanda-t-il.

— Très intéressante.

— Sortie Push-Pull. Courbe rectiligne jusqu’à trente mille cycles par seconde. Quatre woofers de quinze pouces. Huit tweeters à chambre de compression. Un système de filtre à quatre cents cycles. Transformateurs bobinés à la main. Stylet de diamant et cellule à enroulement en or. (Il plaça un microsillon sur le plateau et ajouta :) Un moteur capable d’entraîner un poids de dix tonnes sans ralentir au-dessous de trente-trois tours un tiers. Pas mal, hein.

— Merveilleux.

Le morceau était Daphnis et Chloé. Une bonne moitié de sa collection avait mystérieusement disparu-pour la plupart, des disques de musique atonale et expérimentale. Mrs Pritchett préférait les classiques standard. Beethoven et Schumann, le bon vieil orchestre de l’amateur de concert bourgeois. La perte de sa collection de Bartok le mit en rage. Bartok remuait les accents les plus profonds de sa personnalité. Il était impossible de vivre dans le monde de Mrs Pritchett ; elle était pire encore que (Tetragrammaton).

— Comme ça, fit-il en diminuant la lumière. Vous ne l’avez plus dans les yeux, maintenant, hein ?

— Je ne l’avais pas dans les yeux, dit Silky, troublée. (Une ombre de souvenir fit irruption dans son esprit purifié.) Je puis à peine voir où je marche, maintenant, je vais tomber.

— Vous ne tomberez pas de haut, fit Hamilton d’une voix sardonique. Que prenez-vous ? Je viens de me souvenir d’un fond de Scotch qui doit traîner quelque part.

Il ouvrit la porte de l’armoire aux liqueurs et ses doigts se refermèrent sur une bouteille. Il essaya d’attraper aussi des verres. La bouteille lui parut changée. Il l’examina et s’aperçut qu’il ne s’agissait pas de Scotch, somme toute.

— Allons-y pour la crème de menthe, corrigea-t-il, résigné. (Cela valait peut-être mieux.) O.K ?

Daphnis et Chloé dévidaient leurs accords somptueux dans la pièce obscurcie. Hamilton conduisit Silky vers le divan et elle s’assit. Elle accepta docilement le verre qu’il lui tendit, et but consciencieusement, une expression humble et vacante sur le visage. Hamilton, se promenant dans la pièce, retoucha en connaisseur un certain nombre de détails, redressant un cadre ici, modifiant le réglage de l’amplificateur, baissant encore la lumière, tapotant un coussin du divan, s’assurant que la porte qui donnait sur les escaliers était bien fermée à clé. Il pouvait entendre Marsha qui s’affairait au-dessus d’eux. Elle l’avait bien cherché.

— Fermez les yeux et relaxez-vous, dit-il, plein d’une colère irraisonnée.

— Je suis bien, dit Silky d’une voix encore effrayée. Est-ce que cela ne suffit pas ?

— Bien sûr, marmonna-t-il, en proie à une humeur morbide. C’est merveilleux. Tenez, voici une idée. Otez vos chaussures et mettez vos pieds sur le divan. Vous aurez une impression toute différente de la musique de Ravel.

Docile, elle laissa tomber ses sandales blanches sur le plancher et ramena ses pieds nus sous elle.

— Charmant, dit-elle sans chaleur.

— Meilleur, hein ?

— Oui, vraiment. Une immense tristesse s’empara de Hamilton.

— Ça ne sert à rien, fit-il, vaincu. C’est impossible.

— Qu’est-ce qui est impossible, Jack ?

— Vous ne comprendriez pas.

Ils demeurèrent silencieux un instant. Puis, lentement, Silky lui prit la main.

— Je suis désolée.

— Moi aussi.

— C’est ma faute, n’est-ce pas ?

— Peut-être. D’une façon lointaine et diffuse. Après un bref silence, Silky demanda :

— Puis-je vous poser une question ?

— Bien sûr. N’importe quoi.

— Voudriez-vous…

Sa voix était si faible qu’il pouvait à peine l’entendre. Elle le fixait de ses yeux immenses et sombres dans la semi-obscurité de la pièce.

— Jack, voudriez-vous m’embrasser ? Juste une fois ?

II l’entoura de ses bras et l’attira contre lui, il leva son petit visage mince et l’embrassa sur la bouche. Elle se pressa contre lui, fragile, légère, et si terriblement mince. Ils restèrent ainsi l’un contre l’autre pendant un moment interminable, tandis qu’il la serrait de toute sa force contre lui, et à la fin, elle se détacha de lui, et elle ne fut plus qu’une silhouette fatiguée, indécise, perdue dans la pénombre.

— Je me sens si mal, souffla-t-elle.

— Il ne faut pas.

— Je me sens si… vide. Je souffre de partout. Pourquoi, Jack ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi ai-je si mal ?

— Laissez tomber, dit-il, les dents serrées.

— Je ne veux pas avoir mal. Je veux vous donner quelque chose. Mais je n’ai rien à vous offrir. Je ne suis rien. Absolument rien. Comme un vide.

— Non. Pas entièrement.

Elle bougea dans l’obscurité. Elle s’était remise sur ses pieds. Maintenant, elle se tenait devant lui, une figure brouillée, indistincte, en mouvement. Lorsqu’il la regarda à nouveau, il vit qu’elle avait ôté ses vêtements ; ils formaient un petit tas net.

— Voulez-vous de moi ? demanda-t-elle.

— Oui, d’une façon plutôt théorique.

— Vous pouvez, vous savez.

Il sourit ironiquement.

— Puis-je réellement ?

— Vous pourriez…

Hamilton ramassa le tas de vêtements et le lui tendit.

— Habillez-vous et remontons. Nous perdons notre temps et le dîner refroidit.

— Ça ne sert à rien ?

— Non répondit-il, essayant de ne pas voir l’involontaire pureté du corps de Silky. Ça ne sert à rien. Mais vous avez fait de votre mieux. Vous avez fait ce que vous pouviez.

Lorsqu’elle se fut habillée, il lui prit la main et la conduisit vers la porte. Derrière eux, le phono vomissait toujours la musique aérienne de Ravel. Mails ils ne l’écoutaient plus, tandis qu’ils remontaient les marches et se sentaient malheureux.

— Je suis désolé, dit Silky, de vous avoir laissé en plant.

— Oubliez ça.

— Peut-être pourrais-je tout de même, d’une autre façon. Peut-être…

La voix de la jeune fille s’évanouit. Et dans la main de Hamilton, les doigts légers disparurent, se défirent dans l’obscurité. Etonné, il tendit les bras dans le vide et la chercha. Silky avait disparu. Elle avait quitté l’existence. Ebahi, incrédule, il n’osait bouger lorsque la porte au-dessus de lui s’ouvrit et que Marsha apparut en haut des marches.

— Oh, dit-elle, surprise. Tu es là. Viens… nous avons du monde.

— Du monde ?

— Mrs Pritchett. Et elle a amené avec elle toutes sortes de gens… on dirait une surprise-partie. Tout le monde rit. Stupéfait, Hamilton grimpa les dernières marches et entra dans le living-room. Un murmure de voix l’accueillit. Trônant au milieu d’un groupe, se trouvait une femme en manteau de fourrure, portant un grotesque chapeau emplumé qui couvrait ses cheveux artificiellement blondis retombant en boucles métalliques sur ses joues et sur ses épaules grasses.

— Vous êtes tous là, s’écria Mrs Pritchett, pleine de joie, en l’apercevant. Surprise. Surprise. (Elle leva une boîte de carton et confia à voix haute :) J’ai apporté les meilleurs petits gâteaux que vous ayez jamais vus, de véritables trésors. Et les fruits confits les plus merveilleux que…

— Qu’est-ce que vous en avez fait ? demanda Hamilton, d’une voix rauque, s’avançant vers la femme. Où est-elle ?

Pendant un instant, Mrs Pritchett perdit toute contenance. Puis les capitons de chair qui lui tenaient lieu de traits reprirent tout leur calme. Elle sourit :

— Pourquoi ? Je l’ai supprimée, mon cher. J’ai éliminé cette catégorie. Vous ne le saviez pas ?